SAF : les cultures dérobées, une fausse bonne idée pour sécuriser 9 millions de tonnes de matières premières d’ici 2035 ? 

photographie de caméline utilisable pour la production de SAF

D’ici 2035, le secteur aérien français devra intégrer environ 1,2 million de tonnes de carburant d’aviation durable(SAF), tandis qu’au niveau européen, la demande devrait atteindre environ 7 millions de tonnes. Pour répondre à cet enjeu, il faudra sécuriser un approvisionnement de plus de 9 millions de tonnes de matières premières à l’échelle européenne.

La réglementation impose une contrainte majeure : les SAF devront être exclusivement produits à partir de matières premières non conventionnelles et particulièrement en non-compétition avec le secteur alimentaire. Cette liste restreinte inclut des biodéchets, des résidus et des cultures dérobées, excluant ainsi les matières issues de l’agriculture conventionnelle afin d’éviter toute concurrence avec la filière alimentaire.

En comparaison à ses besoins dans tous les secteurs (air, routier, maritime, et industriel), l’Europe dispose de peu de gisement de biodéchets étant donné sa superficie mais aussi sa population. Par exemple, le gisement d’huiles alimentaires usagées se situe autour de 1 million de tonnes par an en collecte et les graisses animales environ 3 millions de tonnes. Le reste du gisement en huile résiduelle est négligeable en comparaison à la demande tous secteurs confondus, se situant bien au delà de 10 millions de tonnes par an.

Le défi des matières premières non conventionnelles et des cultures intermédiaires

Mais où trouver un tel volume de matières premières non conventionnelles, alors que ces ressources sont déjà largement exploitées par les filières des biocarburants dans les transports routiers ou maritime, et par le secteur industriel (chimie, production d’électricité) ?Le défi est immense et le temps compté. Il reste dix ans pour structurer une filière de collections adaptée. Les cultures dérobées sont souvent citées comme une piste possible notamment depuis que l’annexe IX a été remise à jour par la commission européenne en mars 2024. Le potentiel des cultures intermédiaires réel en France et en Europe reste à démontrer. Rendement, disponibilité des terres, viabilité économique : autant de défis qui pourraient faire de cette solution un mirage plutôt qu’une véritable alternative.

Classées comme matières premières « avancées » dans l’annexe IX, partie A, les cultures intermédiaires suscitent un intérêt croissant pour la production de biokérosène. Mais seront-elles capables de fournir un volume significatif d’ici 2030, ou resteront-elles une ressource marginale ? 

Et surtout, cette filière émergente pourra-t-elle se structurer à l’échelle européenne, ou faudra-t-il, une fois encore, s’en remettre aux importations, comme c’est déjà le cas pour l’huile alimentaire usagée ou les effluents ? 

Les types de cultures dérobées candidates pour les SAF

Parmi ces cultures, on retrouve en Europe la cameline et le tournesol linoléique, avec une croissance rapide (60 à 90 jours) en fait des options potentielles. Toutefois, ces cultures, prometteuses sur le papier, sont soumises à plusieurs contraintes, notamment la disponibilité des terres durant les 75 à 90 jours séparant la récolte d’une culture principale et l’implantation de la suivante. Leur implantation représente donc un véritable défi en raison des contraintes calendaires imposées aux agriculteurs. En Amérique du Sud, c’est le carrinata qui semble tirer son épingle du jeu. 

Les défis à régler pour structurer une filière en culture intermédiaire

La culture de ces variétés de tournesol et de cameline en interculture doit être réalisée rapidement après, par exemple, la récolte de l’orge, ce qui nécessite une moisson précoce, idéalement entre le 15 et le 25 juin. Cette exigence exclut de nombreux bassins agricoles où la moisson des céréales intervient plus tard, en juillet. Dans ces zones, la mise en culture devient difficile, voire impossible, car elle compromet la disponibilité des terres pour la période minimale de 90 jours avant la préparation de la culture principale suivante. 

Le timing de la moisson, un paramètre clé de succès des cultures intermédiaires qui ne peuvent de facto exister que dans certaines régions propices

Les régions propices à ces cultures intermédiaires sont celles bénéficiant d’un climat permettant une moisson précoce des céréales d’été, comme l’Aquitaine, l’Occitanie, l’Auvergne-Rhône-Alpes, l’Italie, l’Espagne, la Slovénie et la Croatie. En revanche, les grands bassins agricoles du nord de la France, la région parisienne, l’Allemagne, la Pologne et l’Europe centrale sont fortement pénalisés par un calendrier de moisson plus tardif. Dans ces zones, l’implantation de la caméline et du tournesol en interculture devient très complexe, car la récolte ne pourrait avoir lieu qu’en octobre, rendant ces cultures peu viables économiquement et surtout plus risquées en raison des aléas climatiques à cette période. 

Rendements des cultures intermédiaires

Les rendements des cultures intermédiaires se situent entre 0.5 et 1.8 tonnes par Ha. La caméline et le tournesol sont des cultures peu exigeantes et ne nécessitent pas de coûts opérationnels importants pour l’agriculteur. Cependant, leur principal défi réside dans leur faible productivité : entre 500 kg et 1 tonne/ha pour la caméline, et entre 500 kg et 1,8 tonne/ha pour le tournesol. Le tournesol linoléique, à croissance rapide, constitue une réponse adaptée aux cultures dérobées. C’est une plante bien connue des agriculteurs et des semenciers, avec une chaîne logistique et industrielle maîtrisée, que ce soit en matière de stockage, de transport, de trituration ou encore de transformation en biocarburants.

Cependant, pour garantir la viabilité économique de cette culture et sécuriser son rendement – d’autant plus qu’elle est semée en période aride – l’irrigation est recommandée afin d’assurer la germination et la croissance des premières pousses, ainsi que le futur rendement de la plante. Il est donc préconisé de prévoir 1 à 2 passages d’irrigation. 

Cette exigence constitue un frein majeur à son développement, auquel s’ajoute une sélection stricte des zones d’implantation, en fonction de la date de moisson de la culture principale. De plus, seules les terres irrigables et les agriculteurs disposant d’un droit d’irrigation peuvent être considérés. Ces contraintes représentent un obstacle important pour un déploiement à grande échelle du tournesol. 

Pour mieux saisir l’ampleur du défi agricole, couvrir seulement 50 % des besoins en matières premières pour le SAF en France – soit environ 700 000 tonnes d’huiles – d’ici 2035 nécessiterait environ 1.5 million d’hectares de tournesol dérobé ou 4 millions d’hectares de cameline. À titre de comparaison, la surface cultivée en orge en France s’élève aujourd’hui à 1,24 million d’hectares. Un ordre de grandeur qui illustre le fossé entre les ambitions et la réalité du potentiel agricole disponible.

Photographie d'un champ de colza pour évoquer les problématiques liées à la culture dans le cadre des SAF

Un risque de dépendance aux imports réel étant donné le gisement possible en Europe

Avec ces nombreuses contraintes, les cultures intermédiaires semblent davantage représenter une opportunité économique pour les industriels qu’une solution viable à grande échelle pour répondre globalement à la filière SAF. Loin d’être un gisement local, sécurisé et abondant, leur développement risque de buter sur des limites agronomiques et climatiques. Il est donc probable que, comme pour d’autres matières premières, leur production à grande échelle repose une fois de plus sur l’importation, notamment depuis l’Amérique du Sud, où les conditions sont plus favorables à ces cultures. Une fois encore, l’Europe impose des restrictions strictes sur les matières premières utilisées pour le biokérosène ou les biocarburants, tout en créant involontairement un appel d’air pour les importations. Plutôt que de reconnaître que ses véritables ressources locales pour les biocarburants restent le colza et le tournesol, elle persiste à élargir des listes de matières premières « avancées » sans tenir compte des réalités du terrain. 

Des défis en ce qui concerne la définition de culture dérobée

D’ailleurs, comment appliquer la définition européenne d’une culture dérobée, censée s’intercaler entre deux cultures principales, à l’Amérique du Sud, où un agriculteur brésilien peut déjà récolter deux à trois cultures principales par an ? Cette distorsion réglementaire pourrait une nouvelle fois avantager des producteurs étrangers, qui sauront adapter leur modèle pour capter cette nouvelle valeur ajoutée. Un phénomène déjà observé avec certaines huiles exportées vers la filière biocarburants. 

Finalement, au lieu d’en tirer les leçons de la RED II, l’Europe persiste à structurer un cadre déconnecté des réalités du marché. À chaque ajout sur la liste des matières premières avancées, les exportateurs rivalisent d’ingéniosité pour capter cette rente réglementaire, au détriment d’une véritable souveraineté énergétique. 

À l’heure où les politiques européennes & mondiales amorcent un virage vers plus de protectionnisme et de souveraineté, la question d’une révision de l’annexe IX, partie A, pourrait se poser. Verra-t-on un jour le retour des cultures de première génération, comme le colza, dans le débat sur les matières premières du SAF ? Rien n’est moins sûr, mais la nécessité de garantir un approvisionnement local et maîtrisé pourrait bien rebattre les cartes. 

Les enjeux et les risques des cultures intermédiaires

Les cultures intermédiaires comme la caméline et le tournesol linoléique pourraient partiellement répondre aux besoins de la filière SAF. Cependant, de nombreux enjeux et risques restent à adresser par les régulateurs avant d’en faire une solution viable à grande échelle : 

Contraintes agronomiques et calendaires : Fenêtre de culture limitée, excluant de nombreux bassins agricoles. 

Faible productivité : Rendements trop faibles pour une production compétitive. 

Sensibilité au réchauffement climatique : Aléas météorologiques impactant la viabilité des récoltes. 

Nécessité d’irrigation : Besoin d’eau pour sécuriser les rendements, limitant les zones d’implantation. 

Risque de dépendance aux importations : Production européenne insuffisante, favorisant les importations. 

Ouverture à un risque de fraudes : Potentiel contournement réglementaire, comme observé avec d’autres matières premières avancées.